34.

C’était un moment magique, un moment que le sergent Harry Stemkowsky, il le savait, ne pourrait jamais oublier. Quelque chose dont il rêvait, lui semblait-il, depuis aussi loin que remontaient ses souvenirs.

Tandis que l’aube se faufilait à travers le ciel gris ardoise sale, Stemkowsky descendait dans son fauteuil roulant la rampe de béton qu’il avait fait construire pour pouvoir entrer et sortir de sa maison de Jackson Heights, dans le quartier de Queens. Son épouse, Mary, une ancienne infirmière, de dix ans plus âgée que lui, marchait d’un pas tranquille à ses côtés.

— Ça y est, mon ange, lui dit-elle à voix basse.

— Ça, pour y être, ça y est, répondit-il d’un ton enjoué.

Mary Stemkowsky portait les deux sacs de voyage Dunhill tout neufs de Harry. Elle contempla son mari, si imposant et sérieux dans son costume sombre à rayures.

Ses cheveux récemment coupés étaient impeccablement coiffés. Il tenait un porte-documents en cuir souple qui avait coûté sans doute très cher.

— Alors, Harry, tu m’as l’air bien excité, fit Mary, qui ne put réprimer un sourire timide et doux.

À ses yeux, Harry était un saint.

Elle ignorait comment il y était parvenu, mais Harry semblait avoir accepté ce qui lui était arrivé, plus de dix ans auparavant, au Vietnam. Depuis ce jour où Harry et elle avaient fait connaissance, à l’hôpital des anciens combattants où elle travaillait, elle ne l’avait jamais entendu se plaindre de ses lésions ou de ses douleurs.

— À vrai dire, j’ai un p-p-peu la trouille. Une tr-tr-trouille agréable, admit Harry.

Il essaya de sourire mais son visage trahissait son appréhension.

Elle se pencha et l’embrassa sur les deux joues. Étrange, à quel point elle l’aimait. Malgré ses infirmités, ses limites physiques. Elle l’aimait. Infiniment.

— Dé-désolé que tu ne puisses p-p-pas venir, Ma-Mary.

— Oh, je viendrai la prochaine fois, probablement. Oui, oui. Compte sur moi à coup sûr, la prochaine fois. (Elle s’esclaffa soudain, de son grand rire chevalin, radieux.) Tu ressembles à un président de banque ou quelque chose comme ça. Le président de la Chase Manhattan Bank. C’est vrai, Harry. Je suis si fière de toi.

Elle se baissa et l’embrassa de nouveau. Elle ne voulait pas que son voyage en Europe fût gâché parce qu’elle ne pouvait pas l’accompagner cette fois-ci. Il devait savourer chaque seconde de son périple.

— Ah, le voilà ! Mitchell arrive enfin ! s’exclama-t-elle en montrant du doigt un taxi jaune qui venait de passer l’angle de leur rue bordée de pavillons tristes et pour ainsi dire anonymes.

Derrière le volant, Mary distinguait Mitchell Cohen, coiffé de son habituelle chapka.

Mitchell et Harry travaillaient sur ce projet depuis bientôt deux ans. Tout ce qu’ils avaient jamais consenti à leur confier, à Neva Cohen et à elle, c’était qu’il s’agissait plus ou moins d’opérations d’arbitrage. Mary avait confusément retenu que cela consistait en des échanges de devises entre un pays et un autre et qu’on gagnait de l’argent en utilisant les différences des cours en Bourse – et aussi que ces spéculations allaient sous peu permettre aux deux hommes d’arrêter de faire le taxi.

— Il prend deux Dilantin avant de se coucher, informa-t-elle Mitchell pendant qu’ils installaient Harry à l’intérieur du taxi Vétérans.

Stemkowsky éclata de rire. Il adorait cette façon qu’avait Mary de s’inquiéter continuellement pour lui, de se soucier de menus détails tels que le Dilantin qu’il prenait invariablement chaque soir et trois fois dans la journée.

— Fais un excellent voyage, Harry. Ne travaille pas trop là-bas, en Europe. J’espère que je te manquerai un peu.

— Oh ! voy-voyons. Tu m-m-me manques déjà, marmonna Harry, qui était sincère.

Il n’avait jamais réellement compris ce qui avait poussé Mary à partager la vie d’un infirme. Il se réjouissait seulement que ce fût le cas. Maintenant, il allait faire quelque chose pour elle, quelque chose qu’ils méritaient tous les deux. Harry Stemkowsky s’apprêtai à tirer le numéro gagnant.

Tandis que Stemkowsky et Cohen étaient en route pour l’aéroport Kennedy, Vétéran 7, un de leurs collègues coursiers, se trouvait déjà en première classe à bord du vol Pan Am 311, qui volait vers le Japon.

Jimmy Holm régalait une hôtesse de l’air de ses souvenirs de guerre, lui racontant comment il avait survécu à trois ans d’emprisonnement dans une geôle nord-vietnamienne ; les deux années suivantes, passées dans un hôpital pour anciens combattants à Bakersville, Californie, s’étaient révélées bien pires, lui expliquait-il.

— Et maintenant, me voilà. J’ai une vie palpitante et franchement classe. Je vis à cent à l’heure. L’Europe, l’Extrême-Orient. (Holn sourit et vida sa coupe de Moët & Chandon.) Dieu bénisse l’Amérique. Avec tous ses vilains défauts dont on entend tellement parler Dieu bénisse notre pays.

À peu près au même moment, Vétéran 15, alias Pauly Melindez et Vétéran 9, à savoir Steve Glickman, jouissaient d’un traitement équivalent sur un autre vol, à destination cette fois de l’aéroport Don Muang à Bangkok. Ce jour-là, 9 décembre, ils étaient personnellement en possession de plus de seize millions de dollars…

Des « échantillons »…

Vétéran 5, Harold Freedman, était déjà arrivé à Londres ; Vétéran 12, Jimmy Cassio, se trouvait à Zurich et Vétéran 8, Gary Birr à Rome. Assis sur une magnifique terrasse en pierre surplombant le Tibre.

Pendant plus de quatre ans et jusqu’à très peu de temps auparavant, Barr avait été videur dans une boîte qui proposait des spectacles comiques sur Sunset Boulevard, Los Angeles. À l’heure qu’il était, il se disait qu’il devait rêver.

Vétéran 8 ferma les yeux. Il les rouvrit… et Rome était toujours là sur les berges du Tibre.

Ainsi que les vingt-deux millions pour ses négociations.

D’autres « échantillons ».

Vendredi Noir
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